L'Art Aborigène: naissance d'un mouvement pictural.
Papunya. Aujourd’hui, ce nom résonne comme tant d’autres lieux célèbres, Barbizon, Pont-Aven, L’Estaque, pour ne citer que quelques exemples français. Dans cette minuscule communauté, quelques baraques perdues dans un océan de sable et de spinifex, au cœur d’un désert sauvage et venteux, un pays dur, où le gouvernement va regrouper quelques Aborigènes en vue de les assimiler, un grand mouvement pictural va voir le jour.
La révolution vient dès le début des années 1970. C’est une période très optimiste pour les Aborigènes, des années fortement marquées par un changement des mentalités et des politiques. Lorsque le jeune professeur Geoffrey Bardon arrive à Papunya, les politiques d’intégration ont pris la place de celles de l’assimilation.
L’opportunité de peindre viendra de cet homme, Geoffrey Bardon. Si on fait abstraction des essais – par ailleurs réussis, des aquarelles produites par la famille et l’entourage de Albert Namatjirra d’une part, et d’autre part par les œuvres sur papier et les batiks en provenance d’Ernabella (à l’extrême nord de l’Australie Méridionale touchant l’ethnie Pitjantjatjarra), pour la première fois on confie aux initiés des panneaux, des pinceaux et de la peinture acrylique.
Les initiés vont commencer par peindre les murs de l’école. Ces peintures murales sont d’abord négociées avec les 4 groupes linguistiques et connaissent plusieurs versions. Les changements s’effectuent probablement après des discussions sur la meilleure façon de peindre chaque thème sans dévoiler trop de secrets. Pendant toute la période d’élaboration de ces peintures murales, on chante et on danse dans les différents campements de Papunya comme lors des cérémonies.
Cette révolution arrive au bon moment. Geoffrey Bardon va faire venir un photographe à Papunya et ses portraits d’Allan Scott comme ceux de G. Bardon font ressortir la dignité de ces grands hommes mais aussi la mélancolie qui règne alors dans cette communauté (finalement on peut faire le rapprochement avec les portraits des chefs indiens pris un siècle avant par les pictorialistes comme E.S. Curtis, J. K. Dixon ou R Reed ). C’est que les Pintupis sortent à peine du désert. La plupart d’entre eux voient pour la première fois un homme blanc au début des années 1960. La vie nomade, la vie que les Aborigènes connaissent depuis des dizaines de milliers d’années, est terminée. Il va s’agir pour eux de s’adapter à un style de vie très diffèrent et la peinture va les y aider. Elle va permettre de diffuser leur culture et de pouvoir y trouver un motif supplémentaire de fierté même si les débuts sont difficiles.
Et les artistes vont s’aventurer rapidement vers de nouvelles directions…
C’est que l’acrylique (quoique souvent mixée avec les ocres dans les premiers mois du mouvement pictural) est tellement différente des ocres utilisés pour les cérémonies ; les surfaces tellement réduites, les premiers panneaux sont des petits formats et non rien à voir avec les grands formats que l’on trouvera facilement à partir des années 1980. Les motifs de peintures faites sur le sol, sur les corps, toujours éphémères, sur les objets sacrés, sont transposés sur des panneaux mais les initiés, seuls autorisés à peindre, synthétisent leurs connaissances spatiales et mythico historiques en deux dimensions seulement.
L’artiste ne dessine pas le paysage, il le décrit ou plus exactement il raconte sa formation et ses transformations par les Ancêtres. Les symboles utilisés par les initiés résument tout, la terre, le paysage, les gens, les éléments, le monde sacré du Rêve et leurs interactions.
Entre écriture et symbole, un nouveau répertoire de signes donne vie à un mouvement pictural dont l’importance ne fait que croître. Bien qu’il faille attendre le milieu des années 1980 pour que l’art aborigène commence à s’imposer au grand public, la richesse et la beauté de leur héritage culturel permet rapidement aux artistes de gagner leur vie et donc une certaine indépendance vis-à-vis du gouvernement central australien.
Les différences de style entre les différentes ethnies sont visibles et dès le départ. Entre un Rêve d’Eau de Ronnie Tjampitjinpa, un Pintupi, quelques lignes dessinant des plans en mouvement à ceux de Johnny Warangkula Tjupurrurla, un Luritja / Warlpiri / Pintupi, où tout l’espace est occupé par des points, des lignes et des hachures aux couleurs chatoyantes, ces différences sont très marquées. Mais d’une façon générale on peut dire que tout est là dés les premiers mois. Les styles qui seront développés 10 ou 20 ans plus tard sont déjà présents dans les premières compositions, demandant simplement à se développer. Les couleurs aussi se répandent peu à peu.
Très vite, les initiés discutent sur ce qu’il est permis ou non de dévoiler. Certaines histoires ne peuvent plus êtres peintes comme durant les premiers mois. Les motifs les plus sacrés et les plus sacrés, comme les Tjunriga, disparaissent, d’autres motifs sont simplement transformés, un bâton à fouir dans la nouvelle version aurait été une rhombe ou une pierre Tjuringa dans la version plus secrète de 1971 – on descend d’un niveau, on ne donne plus à voir qu’une version plus proche de la version totalement profane.
Mais ceci donne une plus grande liberté aux artistes. On peut encore développer davantage les variation sur un même thème même si cela était possible là encore dès le début. Les artistes comme Kaapa Tjampitjinpa, Johnny Warangkula Tjupurrula, pour ne citer que deux des meilleurs exemples, ont ainsi produits des très belles séries en 1971 /1972.
Malgré les astuces qui permettent la non représentation parfaite des motifs qui servent pour les cérémonies, pour beaucoup il s’agit encore d’actes sacrilèges. Martin Luther Jupurrurla, un doyen de Lajamanu, s’exprime alors durement en expliquant qu’il n’est pas question de transposer les mythes et les symboles sacrés sur des supports permanents. Pour lui, ces motifs sont en lui et les Aborigènes n’ont nul besoin de livres et de musées pour se rappeler leur propre tradition. Et ces propos résument assez bien le sentiment général qui règne alors dans les zones reculées du désert. Ainsi beaucoup d’anciens, de grands initiés, n’ont guère de respect pour les anthropologues. Pour eux, ils tiennent leurs lois des Ancêtres et ne veulent pas que des gens de l’extérieur viennent leurs donner des explications ou commenter leurs traditions. Malgré tout, à Yuendumu, au sud de Lajamanu, c’est une chercheuse française, Françoise Dussart qui en 1982-1983 met en place la première coopérative artistique. Après une lente gestation le vrai décollage à Yuendumu à lieu quand les hommes donnent aux femmes le droit d’utiliser les points dans leurs peintures. Ces points sont le plus souvent le propre des cérémonies des hommes. Les peintures corporelles des femmes pour l’Awelye (Yawulyu) consistent plutôt en lignes incurvées et petits traits épais peints avec le doigt.
Les points, en se généralisant, vont devenir un élément décoratif – bien que donnant souvent des précisions sur l’environnement, la saison où se sont déroulés les événements décrits- jusqu’à donner son nom à la peinture du désert central souvent qualifié de pointillisme du désert.
De même Tim Leura reproche indirectement à Uta Uta Tjangala d’avoir peint des initiés avec leurs coiffes traditionnelles mais ils ne sont pas de la même ethnie et il se plaint seulement à Geoffrey Bardon. Et c’est à Bardon qu’il livre son amertume. Aujourd’hui, il semble que les controverses sur les informations dévoilées aient disparu. Il ne faut jamais perdre de vue que ces peintures sont avant tout des œuvres d’art et perçues comme telle par les occidentaux comme par les artistes aborigènes.
Bien que le risque était grand de se voir enfermer dans une tradition, de nombreux artistes ont su faire preuve d’une grande créativité. Le fait d’être autodidactes – c’est le plus souvent le cas - les seules techniques qu’ils connaissent sont celles apprises durant les cérémonies - ne constitue en rien un frein. Transcendant ce manque, puisant dans leurs puissances créatrices et dans leurs expériences de la vie, ils nous livrent un univers - ou des univers variés - totalement différent du notre et se cessent de nous étonner. On peut même dire qu’en ce début de nouveau siècle, jamais la vie artistique aborigène n’a été aussi vive, aussi intense.
De ce qu’on qualifie souvent comme « l’art cérébral » des Pintupi, un art minimaliste, austère, au style baroque des Warlpiri, à la fluidité des plasticiens du Kimberley travaillant les ocres, aux peintures sur écorce de Terre d’Arnhem, c’est la vie qu’on retrouve et bien sûr le Rêve.
La peinture aborigène respire cette vie, elle la célèbre.
Pour la grande majorité des artistes aborigènes, le sens de la toile peinte, les secrets qui y sont révélés sont plus importants que l’aspect esthétique. Parfois aussi, certains artistes, rares dans les zones où les Aborigènes vivent de façon assez traditionnelle, insistent sur des problèmes politiques ou sociaux. Et pourtant, ce sens de la beauté, de l’harmonie est bien présent. Puisque les peintures sont aussi le reflet de la vie, des actions des Ancêtres. Ainsi, les peintures de Pantjiti Mary McLean, une artiste qui a aujourd’hui près de 70 ans, ayant passé une partie de sa vie isolée, et qui a donc naturellement une connaissance profonde du bush, de la vie traditionnelle et du monde des Rêves, montrent le plus souvent une vie idyllique dans le bush, presque paradisiaque, le tout avec des couleurs chaudes et de façon assez naïve. C’est une célébration de « sa » Terre et de la vie. En mêlant ainsi humains, animaux, plantes et de fleurs, des éléments naturels comme les points d’eau, le présent et le passé, mais aussi des épisodes du Temps du Rêve, elle tente de créer une image où l’harmonie du cycle de la vie prédomine. Le cadrage, en vue aérienne et multi directionnel (elle peint assis sur sa toile, progressant de point en point donnant cet effet) et le fait d’emplir tout l’espace ajoute un charme à ses compositions. Aucun élément ou personnage n’est isolé et n’a une plus grande importance; ou plus exactement tout à de l’importance, participe au tout. Elle aime raconter ainsi de façon anecdotique les épisodes de sa jeunesse, au jour le jour, dans le pays de sa grand-mère (près de Docker River dans le Territoire du Nord), et plus tard dans celui de son père (près des Blackstone).
Ses œuvres si pleines de vie, d’optimisme sont le reflet d’une partie de l’esprit des Aborigènes pour qui le lien à la terre est si important. C’est aussi cette vision, cette culture ancienne que Pantjiti et la plupart des artistes vivant encore de façon traditionnelle, essayent de transmettre aux non aborigènes au travers de leurs peintures.
Pour comprendre le lien entre les Aborigènes, leurs peintures et leur environnement, il faut comprendre le monde du Rêve; Si pour nous le centre de l’Australie n’est qu’une vaste zone désertique – très exactement semi désertique – les Aborigènes y voient une terre baignée par l’énergie des Ancêtres, une région parcourue par de mystérieuses forces issues de ces Êtres qui ont façonné le paysage et y ont laissé une partie d’eux même. De ces pistes empruntées par les Ancêtres, des actions de ces Êtres aux pouvoirs extraordinaires, naissent sur les toiles des artistes des réseaux denses de lignes, de courbes, des formes massives en mouvement, des jeux de lignes et de plans où l’improvisation et le hasard ne joue aucun rôle…encore que, une fois de plus, il ne faudrait pas oublier qu’il s’agit avant tout d’art !!
Une fois de plus, on se trouve devant la difficulté de définir cet art. Il semble parfois que l’art aborigène hésite entre la pure tradition, le sacré, et la franche créativité. Toute la mystérieuse fascination pour cet art vient peut-être de là, réside dans ce langage qui nous échappe, où la magie et les lois de la tradition ne réduisent pas l’élégance et le mouvement naturel. Le fait que, de plus en plus, les artistes qui vivent de façon traditionnelle se voient exposer avec des artistes urbains ou avec des artistes non aborigènes contribue au fait d’élargir leurs visions et la notre. De même les styles changent entraînés par des artistes qui cherchent de nouvelles voies.
Tous ces peintres trace des lignes très fluides d’où naissent des effets optiques qui stimulent notre imagination et nous laisse toute latitude pour interpréter ses mondes du Rêve selon notre propre sensibilité ou notre connaissance de la culture aborigène. Laissons nous saisir et séduire.
Marc Yvonnou