Peintures des femmes aborigènes du Désert Occidental
C’est le Temps de la Genèse. Le Temps du Rêve. Les Ancêtres viennent de s’éveiller. Ils créent la vie par leurs actions. Débouchant ici de la terre, créant là un point d’eau, les miettes d’un repas formant ici un site rocheux,… Nous assistons à la naissance du paysage. Et toutes ces étapes de leur venue au visible sont là, dans une série de toiles qui décrivent leurs voyages.
Tel est l’art aborigène, où histoire et géographie s’entremêlent. Dans le désert, l’initié s’intéresse moins à la description physique du monde qu’au processus de formation du site particulier dont la peinture est le sujet. C’est la réalité qui est peinte, mais une réalité « sensible » : celle d’un monde auquel nous n’avons pas accès, celui du Rêve, un monde magique et spirituel, un espace temps sans limite.
L’acte créatif suppose donc toute une série d’initiations, une accumulation longue de(s) connaissances tribales et sacrées. Seul l’initié peint et ne peut puiser que dans un ensemble d’histoires dont il est le dépositaire ; histoires elles –mêmes associées à des sites sacrés dont il est le gardien spirituel. Aucune toile pourtant n’est accrochée aux murs des Aborigènes. Ces motifs, ils n’ont pas besoin de les extérioriser, Ils sont en eux, Ils sont eux. Ephémères, ils serviront uniquement pour les cérémonies, pour revitaliser le lien avec la dimension sacrée du Rêve et depuis 1971 sur des supports modernes et fixes pour répandre leur culture. Et cette communion avec le paysage est toute naturelle pour des gens, qui voilà encore peu, étaient nomades, arpentaient ces terres en quête de nourriture et d’eau (les Aborigènes n’ont pas pratiqué l’agriculture). Surtout, ils ne font qu’un avec cette terre. Tout est issu du Rêve dont eux-mêmes en sont un fragment.
À chaque Rêve appartient son rythme, son univers. Mais chaque artiste l’intègre à sa propre recherche esthétique. Certes le Rêve inspire les œuvres, mais les artistes lui donnent une coloration spéciale, insistent sur un point plutôt qu’un autre, jouent avec les couleurs, imposent leurs visions. Ainsi les Rêves de Prune Sauvage des artistes d’Utopia, et plus particulièrement des initiées de Camel Camp, ne sont qu’une succession de points qui semblent surtout dériver des atmosphères du désert australien après la pluie que des exploits de l’Ancêtre Prune Sauvage. Et Kathleen Ngale, gardienne de ce Rêve, peignant des strates de couleurs vives cachées sous une épaisse couche de points blancs fait surtout vibrer la lumière, comme pour davantage faire resplendir le désert et son Rêve. Leurs œuvres sont la jonction entre le monde des Ancêtres, celui du Rêve, et le nôtre.
La puissance expressive des peintures des Bush Melon de Minnie Pwerle, une autre artiste Anmatyerre d’Utopia prend racine dans la répétition d’un motif extrêmement simple : la forme synthétisée d’une poitrine avec ses peintures corporelles. Mais le génie de Minnie est justement de multiplier ce motif, le rendant quasi invisible sous le nombre et élevant ce dessin si ancien et si primaire au rang d’œuvre d’art terriblement moderne. Quant à sa série Atwengerrp, elle contraste avec la symétrie et l’ordre des artistes anmatyerre de Napperby. Et ce qui nous a le plus étonné, c’est l’élégance et la justesse de son trait. Même quelques mois avant sa mort (nous avons eu le bonheur de filmer Minnie 6 mois avant son décès), son geste était ferme, sûr et très personnel.
Alors oui, ces peintures sont le fruit d’une culture mais elles sont également le fruit de la vitalité et de la créativité des artistes. Le véritable artiste est aussi capable de transcender ses connaissances pour déboucher sur une œuvre plus personnelle. Les initiés, mêmes les plus audacieux, ne s’éloignent jamais absolument de la Tradition et pourtant… (.)
Si l’art aborigène n’était que la transcription de motifs très précis, l’expression objective de règles anciennes, comme beaucoup le résument, toutes les toiles du même thème se ressembleraient. Mais la touche de l’artiste est bien visible. L’artiste, l’initié, garde une certaine autonomie. Certaines artistes, parfois parmi les plus importantes, comme Emily Kame Kngwarreye ou Dorothy Napangardi, ont ainsi été raillées gentiment par les leurs, malgré leurs statuts très important (d’Emily, ) de grandes initiées. À Dorothy Napangardi, ses consœurs demanderont pourquoi elle peint « Terra Nullius », la terre sans vie des blancs ! Mais ce sont précisément elles, qui ont imposé l’art aborigène sur le marché international. Et rares sont les artistes aborigènes qui ont peint avec une telle force. Nous pensons encore à Lily Kelly, dont nous avions acquis voilà quelques années une petite peinture sur le même thème que celui qu’elle peint aujourd’hui. Si la structure est restée identique, constituée de lignes de points formant des vagues, les teintes ont changé et surtout la façon de peindre ses points : aujourd’hui plus petits et de tailles différentes, ces nouveaux éléments renforcent considérablement l’effet visuel et ébranlent encore un peu plus la frontière entre l’art aborigène et l’art contemporain (pour ceux qui voudraient encore chercher une différence).
Avec une parfaite économie de moyens, quelques lignes droites ou courbes, quelques symboles très simples et un fond pointilliste, les artistes aborigènes construisent des toiles très équilibrées et très prenantes. Elles nous mettent souvent à même de ressentir l’énergie qu’ont dû développer les Êtres Spirituels pour créer ces paysages. Labyrinthes, jeux de courbes, réseaux de lignes qui semblent mener nulle part et donnent le sentiment d’un espace illimité (n’est-ce pas là le désert australien, grand comme plusieurs fois la France ?), rapports de forces qui se déploient dans l’espace, tout cela organise un rythme imparable. Tout vibre à partir d’un ou de noyaux (Walangkura Napanangka). Quand bien même le rythme ne nous est pas familier, il l’est aux hommes, aux initiés du désert australien. Ce rythme est aussi celui des chants qui accompagnent les rituels. Rythme, Mouvement, c’est bien de cela dont il s’agit.
Cet art pintupi, celui de mixer la simplicité des formes, presque le dépouillement, aux volumes créés et à la sensation de massivité, ou celui des Warlpiri, aux compositions au contraire très complexes, travaillées avec un soin extrême, provoque une sensation de mouvement ou de battement perpétuel. Ces formes sont comme entraînées dans une ronde incessante. La toile s’anime autour d’un foyer sacré. Et ce mot est celui qui convient, renvoyant au foyer autour duquel on va s’asseoir ou dormir, autour duquel ont pris place aussi les Ancêtres alors même qu’ils parcouraient ce désert donnant vie aux choses, comme les artistes insufflent la vie à leurs toiles. Le chant, lorsque la peinture est encore chantée, et les signes sacrés et secrets, riches de sens, les lignes primitives, donnent la puissance aux œuvres. Mosaïques vivantes, les peintures aborigènes sont une invitation. Les symboles anciens, les lignes, les points ne sont qu’autant d’indications, d’invitations à entrer dans un monde coloré, enchanté. Les symboles s’enchaînent, rappellent les voyages des Esprits, évoquent un mystère que seul l’initié de haut rang saura lire. Mais, s’il ne faut pas compter déchiffrer de secrets, il sera pourtant facile de se laisser prendre par l’atmosphère d’ensemble. Le souffle des Ancêtres perce derrière les lignes et cette atmosphère nous relie à une vérité magique, universelle.
Et alors, au libre choix de chacun, soit ces œuvres nous conduisent à nous poser des questions, à chercher à comprendre l’autre, à nous rapprocher de cette culture aborigène si éloignée de la nôtre soit, au contraire, nous introduisent au silence qui règnent dans ces zones si isolées du Désert Occidental. Bon voyage…
Concarneau, Février 2007
Marc Yvonnou